De lourds nuages... rouges

Publié le par la liseuse paresseuse

De lourds nuages... rouges

J'ai assez peu l'habitude de me pencher sur les déclarations du Pape. Mais certains propos retiennent l'attention, tels ceux qui ont récemment détaillé les "trois grandes tragédies du 20ème siècle". Le génocide arménien a beaucoup fait parler, car dans la bouche du Souverain Pontife cette qualification n'est pas anodine et a été peu appréciée des autorités d'Ankara (je parlerai un autre jour d'une BD qui a pour thème le génocide des arméniens, c'est... J'en parlerai).

Mais il a aussi été question du nazisme, et du stalinisme.

Le stalinisme est au coeur du remarquable roman d'Olivier Rolin : "le météorologue", qui nous plonge dans une des périodes les plus meurtrières et folles du régime du petit père des peuples : la grande Terreur des années 30.

L'auteur s'est penché sur le destin à la fois hors-normes et ordinaire d'un scientifique de Moscou, Alexeï Vangengheim. Un passionné des masses d'air, des anticyclones, des nuages... Pas un apparatchik, pas un opposant, non, un soviétique banal, qui croit au régime, mais qui ne milite pas pour autant. Un homme passionné par son travail, la tête dans le ciel.

Mais voilà, nous sommes en 1934 et à cette époque, il ne fait pas bon être un simple soviétique. Ni un partisan zélé remarquez. Ne parlons pas des opposants. Il ne fait pas bon être soviétique, en ce temps là (a-t-il jamais été bon d'être soviétique?), tout simplement parce que Tonton Joseph est parti dans un de ses délires paranoïaques et sanguinaires : il faut épurer, nettoyer, purger, purifier, en un mot : massacrer, à tour de bras. Qui? Peu importe camarade!

Chaque citoyen est donc un ennemi intérieur potentiel, et chaque citoyen peut être arrêté du jour au lendemain, accusé de conspirationnisme, d'anti-soviétisme, d'anti-tout. C'est ce qui va arriver au météorologue du roman. Il va être dénoncé (peut être sous la torture, d'ailleurs) par un collègue de travail, arrêté brutalement, interrogé, brutalisé, et déporté dans les lointaines et glaciales îles Solovki.

Il n'est pas le seul en ce temps-là, loin de là. Les arrestations, les déportations sont monnaie courante. Ces purges sauvages auront de lourdes conséquences à terme, car l'armée décimée (on peut parler du cas Toukhatchevski, un des plus connus) ne sera guère en mesure de s'opposer efficacement à l'invasion nazie lors de l'opération Barbarossa, et ce n'est qu'un exemple des conséquences de cette tragédie.

La Terreur est telle que cette période sera nommée "Iejovschina", du nom de Iejov, le sanglant patron du NKVD (lui aussi victime d'une purge, un grand classique du stalinisme : le bras armé d'une purge finit par être broyé par le système qu'il a lui-même scrupuleusement appliqué)

Mais la particularité du roman, c'est que le récit s'appuie sur la correspondance entre Alexeï et sa femme. Plus exactement sur les lettres d'Alexeï, puisque celles de son épouse ont disparu avec lui. Et cette correspondance met en lumière un "bon" communiste, fidèle au parti, fidèle à Staline, qui ne peut croire que le grand Joseph puisse cautionner de telles absurdités. Alors l'innocent et naïf Alexeï va inonder le Kremlin de lettres polies, courtoises, mais pleines de son sentiment d'injustice. De longues années, Alexeï va en appeler au tyran rouge, clamant son innocence et cherchant à alerter le maître sur les dérives de ses subordonnés.

Pathétique confiance, dérisoire appel au secours... La victime appelle son bourreau à l'aide. C'est poignant, mais réellement pathétique, car nous, lecteurs, connaissons la réalité du stalinisme. C'est une bien cruelle spirale.

Alexeï va s'enfoncer dans la dépression, dans le désespoir, car la détention provisoire s'allonge, il ne comprend pas ce qu'on lui reproche (ce qui est normal : on n'a rien de sérieux à lui reprocher!) et il est loin de sa petite fille, à laquelle il envoie de fabuleux dessins des animaux et des plantes de la région polaire où il est reclus. Oui dans sa prison de glace Alexeï se préoccupe de l'éducation scientifique de son jeune enfant, et il continue d'y contribuer, comme une bouteille pleine d'amour paternel lancée à travers le pays...

L'histoire finira mal, en 1937, comme si souvent pendant la grande Terreur. Peut il en être autrement?

Je ne dévoile pas la fin, mais c'est d'une violence inouïe, j'en suis restée sonnée... La brutalité à l'état pur, pour ne pas dire la bestialité.

C'est de toutes façons poignant, haletant, touchant, la confiance du protagoniste en son bourreau est perturbante et nous interroge. Oui Alexeï était un pur produit de l'URSS de l'époque et c'est sans doute, et en toute illogique, ce qui a causé sa perte.

Le livre se termine sur quelques dessins d'Alexeï pour sa fille, et on reste le souffle coupé devant cette tragédie familiale qui s'insère dans la grande histoire du XXème siècle.

Olivier Rolin s'est totalement investi dans le destin de son personnage, ça se sent dans la finesse de ses recherches, dans son analyse sans concession des illusions du météorologue, dans sa tendresse pour lui et ses compagnons d'infortune. Les destinés de quelques victimes sont évoquées, et cet éclairage apporte de l'humanité au milieu de cette grande boucherie collective et anonyme.

Un roman fort, puissant, sec et efficace. Une gifle. Comme le coup d'un tortionnaire du NKVD.

De lourds nuages... rouges

La chanson qui va bien avec : "Rouge" de Frederiks, Goldman, Jones

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